Aller au contenu

Pas d’imputabilité des pertes des succursales étrangères

CE, 26 avril 2024, n° 466062, SCA Financière SPIE Batignolles : le Conseil d’Etat juge que l’impossibilité, pour la société mère d’un groupe fiscalement intégré, d’imputer les pertes des succursales établies dans l’Union européenne, ne méconnaît pas la liberté d’établissement.

En l’espèce, la société requérante, mère d’un groupe fiscalement sollicité, avait sollicité l’imputation sur le résultat d’ensemble du groupe des pertes subies par la succursale luxembourgeoise d’une de ses filiales intégrées, en se prévalant de la jurisprudence Marks & Spencer de la CJUE (CJUE, 13 décembre 2005, C-466/03). Le tribunal administratif de Montreuil, puis la cour administrative d’appel de Versailles, avaient admis cette imputation.

Avant d’annuler l’arrêt d’appel, le Conseil d’Etat reconnaît d’abord l’existence d’une différence de traitement fiscal : dans le prolongement de la jurisprudence de la CJUE (CJUE, 12 juin 2018, Bevola, C-650/16), il juge qu’une disposition permettant l’imputation des pertes d’une succursale constitue un avantage fiscal, et que le fait d’accorder cet avantage lorsque les pertes proviennent d’une succursale domestique, mais non lorsqu’elles proviennent d’un établissement stable situé dans un autre Etat membre, rend moins favorable la situation fiscale d’une société résidente qui possède un établissement stable dans un autre Etat membre.

Toutefois, il rappelle ensuite qu’une différence de traitement fiscal n’est pas constitutive d’une entrave à la liberté d’établissement si elle concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables ou si elle est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général et proportionnée à cet objectif.

Après avoir cassé l’arrêt d’appel qui avait jugé qu’il découlait du principe de liberté d’établissement un droit inconditionnel à imputation en France des pertes des succursales des autres Etats membres, le Conseil d’Etat juge, toujours dans le prolongement de l’arrêt Bevola de la CJUE, qu’en principe, la situation d’un établissement stable non-résident et celle d’une succursale résidente ne sont pas comparables au regard de l’objectif de prévenir la double imposition des bénéfices et la double prise en compte de ses pertes, à moins que la législation fiscale nationale n’ait elle-même assimilé ces deux catégories d’établissement aux fins de la prise en compte des pertes et des bénéfices réalisés par eux.

Or, il juge que la France n’a pas assimilé à des fins fiscales les succursales résidentes et les établissements stables établis au Luxembourg, dès lors que la convention franco-luxembourgeoise, de même que la loi française, interdit à la France d’imposer les bénéfices réalisés par une succursale luxembourgeoise d’une société établie en France. Il en déduit qu’une société résidente de France détenant une succursale au Luxembourg doit être regardée comme ne se trouvant pas dans une situation objectivement comparable à celle d’une société de France détenant une succursale domestique et que, par suite, l’impossibilité d’imputer les pertes de la succursale luxembourgeoise n’induit aucune restriction à la liberté d’établissement.

Il faut noter que cette décision ne porte que sur la question des succursales : elle ne tranche pas celle de la possibilité d’imputer les pertes de filiales étrangères, qui a fait l’objet d’arrêts récents de la cour administrative d’appel de Paris (CAA Paris, 15 déc. 2023, n° 21PA01850, Société Générale et n° 21PA03001, Min. c/ Sté Compagnie Plastic Omnium SE).

Nota : La rubrique “En pratique” est conçue pour permettre aux professionnels de la fiscalité d’appréhender rapidement les conséquences pratiques d’un texte afin d’en faciliter la lecture et la mémorisation. De par sa nature, le contenu de cette rubrique peut être réducteur. De plus, elle est rédigée en simultané avec le texte principal et n’est pas mise à jour en fonction de l’évolution des textes, ni de leur interprétation par la jurisprudence ou la doctrine.

Compte tenu de la sensibilité, de la variété des situations, des enjeux et de l’évolution constante de la matière fiscale, il est recommandé aux non-spécialistes de consulter un professionnel, le plus souvent un avocat fiscaliste, pour assurer la sécurité juridique de leurs opérations. La rédaction décline toute responsabilité quant à l’application des mesures présentées dans la rubrique “En pratique”.

(…)

1. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que la société en commandite par actions (SCA) Financière SPIE Batignolles (FSB), société mère d’un groupe fiscalement intégré, a sollicité, au titre de l’exercice clos le 31 décembre 2015, l’imputation sur le résultat de l’une de ses filiales membre de ce groupe fiscal, la société SPIE Batignolles génie civil (SBGC), et par voie de conséquence sur le résultat d’ensemble du groupe, des pertes définitives subies par succursale luxembourgeoise de cette dernière. En tant que participante de l’association momentanée du tunnel de Gousselerbierg (AMTG), en charge de la construction de cet ouvrage, cette succursale avait appréhendé l’ensemble des pertes réalisées par l’association et cessé son activité le 22 avril 2015, puis avait été radiée le 11 décembre suivant du registre du commerce luxembourgeois. Par l’arrêt contre lequel se pourvoit le ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, la cour administrative d’appel de Versailles a rejeté l’appel qu’il avait formé contre le jugement par lequel le tribunal administratif de Montreuil a admis l’imputation, sur le résultat d’ensemble du groupe, des déficits en report constatés après imputation sur les résultats de la société SBGC des pertes définitives de sa succursale luxembourgeoise.

2. Aux termes, d’une part, des dispositions du I de l’article 209 du code général des impôts :  » Sous réserve des dispositions de la présente section, les bénéfices passibles de l’impôt sur les sociétés sont déterminés d’après les règles fixées par les articles 34 à 45,53 A à 57, 108 à 117, 237 ter A et 302 septies A bis et en tenant compte uniquement des bénéfices réalisés dans les entreprises exploitées en France, de ceux mentionnés aux a, e, e bis et e ter du I de l’article 164 B ainsi que de ceux dont l’imposition est attribuée à la France par une convention internationale relative aux doubles impositions.(…) « . Une société mère dont les résultats sont soumis à l’impôt sur les sociétés en France ne peut, en outre, imputer les pertes subies par une filiale sur le résultat d’ensemble du groupe fiscal intégré auquel des deux sociétés appartiennent que dans les conditions prévues par les dispositions des articles 223 A et suivants du code général des impôts. En vertu du a) du 1 de l’article 223 I de ce code :  » Les déficits subis par une société du groupe au titre d’exercices antérieurs à son entrée dans le groupe ne sont imputables que sur son bénéfice, dans les limites et conditions prévues au troisième alinéa du I de l’article 209 (…). Ces dernières dispositions prévoient que  » (…) en cas de déficit subi pendant un exercice, ce déficit est considéré comme une charge de l’exercice suivant et déduit du bénéfice réalisé pendant ledit exercice dans la limite d’un montant de 1 000 000 ? majoré de 50 % du montant correspondant au bénéfice imposable dudit exercice excédant ce premier montant. Si ce bénéfice n’est pas suffisant pour que la déduction puisse être intégralement opérée, l’excédent du déficit est reporté dans les mêmes conditions sur les exercices suivants. Il en est de même de la fraction de déficit non admise en déduction en application de la première phrase du présent alinéa « .

3. Aux termes, d’autre part, de l’article 49 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne :  » (…) les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre dans le territoire d’un autre Etat membre sont interdites. Cette interdiction s’étend également aux restrictions à la création d’agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d’un Etat membre établis sur le territoire d’un Etat membre (…) « . Aux termes de l’article 54 du même traité :  » Les sociétés constituées en conformité de la législation d’un Etat membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de l’Union sont assimilées, pour l’application des dispositions du présent chapitre, aux personnes physiques ressortissantes des États membres (…) « .

4. Ainsi que l’a jugé la Cour de justice de l’Union européenne, notamment dans son arrêt A/S Bevola, Jens W. Trock ApS contre Skatteministeriet (aff. C-650/16) du 12 juin 2018, une disposition permettant la prise en compte des pertes d’une succursale aux fins de la détermination du bénéfice imposable de la société à laquelle appartient cette succursale constitue un avantage fiscal. Le fait d’accorder un tel avantage lorsque les pertes sont encourues au titre de l’activité d’une succursale établie dans l’Etat membre de la société résidente, mais non lorsque ces pertes proviennent d’un établissement stable situé dans un autre Etat membre que celui de cette société résidente, a pour conséquence que la situation fiscale d’une société résidente qui possède un établissement stable dans un autre Etat membre est moins favorable que celle qui serait la sienne si cette même activité était exercée au travers d’une succursale établie dans le même Etat membre qu’elle. Toutefois, une différence de traitement résultant de la législation fiscale d’un Etat membre au détriment des sociétés qui exercent leur liberté d’établissement n’est pas constitutive d’une entrave à cette liberté si elle concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables ou si elle est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général et proportionnée à cet objectif.

5. Le ministre soutenait devant la cour qu’en vertu tant des stipulations conventionnelles que des dispositions de droit fiscal interne, les résultats de la succursale luxembourgeoise de la société SBGC n’étaient imposables qu’au Luxembourg et qu’à supposer que les déficits réalisés par cette succursale avant l’entrée de ladite société dans le groupe d’intégration fiscale dont la SCA FSB constitue la tête puissent être imputés en France, ils ne devaient pas pour autant être pris en compte pour la détermination du résultat d’ensemble du groupe, sauf à traiter une succursale étrangère de manière plus favorable qu’une succursale française, dont les pertes réalisées antérieurement à l’intégration au groupe n’auraient pu être imputées sur le résultat d’ensemble du groupe que dans les conditions et limites prévues par les dispositions des articles 223 A et suivants du code général des impôts.

6. La cour s’est fondée, pour écarter comme inopérant le moyen ainsi soulevé et confirmer la solution retenue par les premiers juges, sur ce qu’il résulterait du principe de liberté d’établissement garanti par les stipulations citées au point 3 un droit inconditionnel à imputation en France des pertes définitives provenant d’un établissement stable établi dans un autre Etat membre. En statuant ainsi, sans avoir préalablement recherché si, dans le contexte particulier de l’intégration fiscale qui était celui du litige qui lui était soumis, la législation fiscale française instituait, s’agissant de la prise en compte des pertes d’une société membre du groupe pour la détermination du résultat d’ensemble de celui-ci, une différence de traitement au détriment des sociétés membres du groupe détenant une succursale dans un autre Etat membre, la cour a entaché son arrêt d’erreur de droit. Le ministre est, par suite, fondé à demander, pour ce motif et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur l’autre moyen de son pourvoi, l’annulation de l’arrêt attaqué.

7. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de régler l’affaire au fond en application des dispositions de l’article L. 821-2 du code de justice administrative.

8. En vertu des stipulations de l’article 4 de la convention fiscale entre la France et le Luxembourg du 1er avril 1958 alors en vigueur, les revenus des entreprises industrielles, minières, commerciales ou financières ne sont imposables que dans l’Etat sur le territoire duquel se trouve un établissement stable, lequel s’entend d’une installation fixe d’affaires dans laquelle l’entreprise exerce tout ou partie de son activité. Il en résulte que les pertes subies par ce même établissement stable ne sont imputables que dans ce même Etat, selon les règles d’imputation qui y sont applicables.

9. Tant ces stipulations que le principe de territorialité de l’impôt mentionné au I de l’article 209 du code général des impôts faisaient donc obstacle à ce que la société SPIE Batignolles génie civil puisse déduire de son bénéfice imposable en France les pertes d’exploitation subies par sa succursale luxembourgeoise, alors que si la succursale avait été établie en France, une telle imputation aurait toujours été possible ainsi que, le cas échéant, la prise en compte de tout ou partie de ces pertes pour la détermination du résultat d’ensemble du groupe fiscal auquel cette société appartient, dans les conditions et limites prévues par les dispositions des articles 223 A et suivants du code général des impôts.

10. Une telle différence de traitement ne saurait toutefois, ainsi qu’il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne, constituer une atteinte à la liberté d’établissement, pour la société privée de la possibilité de prise en compte des pertes réalisées par son établissement stable non-résident pour la détermination de son résultat imposable, si elle ne se trouve pas, à l’égard des mesures prévues par la France afin de prévenir ou d’atténuer la double imposition des bénéfices d’une société résidente et, symétriquement, la double prise en compte de ses pertes, dans une situation objectivement comparable à celle d’une société détenant une succursale implantée en France. A cet égard, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé, notamment dans son arrêt A/S Bevola, Jens W. Trock ApS contre Skatteministeriet cité au point 4, qu’en principe, la situation d’un établissement stable non-résident et celle d’une succursale résidente ne sont pas comparables au regard d’un tel objectif, à moins que la législation fiscale nationale n’ait elle-même assimilé ces deux catégories d’établissement aux fins de la prise en compte des pertes et des bénéfices réalisés par eux.

11. En l’espèce, la convention franco-luxembourgeoise interdisant à la France d’imposer les bénéfices réalisés par une succursale luxembourgeoise d’une société établie en France, conformément au demeurant à ce que prévoit la loi fiscale, la France n’a pas assimilé à des fins fiscales les succursales résidentes et les établissements stables établis au Luxembourg. Dans ces conditions, et ainsi qu’il découle nécessairement de ce qu’a jugé la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt rendu le 22 septembre 2022 dans l’affaire Finanzamt B contre W AG (C-538/20) pour le cas d’un Etat membre ayant renoncé par une convention préventive de double imposition au pouvoir d’imposer les résultats des établissements stables non-résidents normalement prévu par son droit national, une société résidente de France détenant une succursale au Luxembourg doit être regardée comme ne se trouvant pas dans une situation objectivement comparable à celle d’une société de France détenant une succursale dans ce même Etat.

12. Par suite, aucune restriction à la liberté d’établissement ne saurait être constatée à raison de l’impossibilité pour la société SPIE Batignolles Génie civil d’imputer sur ses résultats les pertes réalisées par sa succursale luxembourgeoise, pas plus qu’à raison de l’impossibilité qui en résulte de bénéficier de toute prise en compte desdites pertes pour la détermination du résultat d’ensemble du groupe fiscalement intégré dont elle est membre.

13. Il résulte de ce qui précède que le ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique est fondé à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Montreuil a accueilli la demande qui lui était présentée par la société Financière SPIE Batignolles. Il y a lieu, par suite, sans qu’il soit besoin de poser de question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne en l’absence de doute raisonnable quant à l’interprétation des règles applicables, d’annuler les articles 1er et 2 du le jugement du tribunal administratif de Montreuil et de rejeter cette demande.






(…)





 

Il n'y a pas encore de commentaire.


Ajouter un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *