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Passif successoral déductible : attention aux clauses anti-abus

Cass. com., 26 nov. 2025, n° 23-23.086 : la Cour de cassation refuse la déduction des dettes consenties par le défunt auprès de personnes morales interposées entre lui et ses héritiers.

Par cet arrêt publié au bulletin, la Cour de cassation juge qu’une personne morale, telle qu’une SCI dont le défunt et ses héritiers étaient associés, peut être regardée comme une personne interposée au sens de l’article 773 du CGI, impliquant la non-déduction des dettes souscrites auprès d’elle.

Dans cette affaire, le défunt, associé et gérant d’une SCI de gestion, détenait des parts en usufruit de cette société, tandis que ses enfants et petits-enfants en détenaient la nue-propriété (ainsi que la pleine propriété du solde des parts). Ces derniers, héritiers, avaient déclaré au passif de sa succession son compte courant d’associé débiteur au sein de cette société. Ce passif avait également été déduit de l’assiette de l’ISF (l’année en litige étant 2015).

L’administration les a toutefois redressés en estimant que ce passif ne pouvait pas être déduit. Elle a en effet considéré qu’il tombait sous le coup du 2° de l’article 773 du CGI qui, en matière de droits de mutation à titre gratuit, exclut la déduction des « dettes consenties par le défunt au profit de ses héritiers ou de personnes interposées ».

Pour combattre ce redressement, les contribuables faisaient valoir que ce texte ne vise, en tant que personnes interposées, que les personnes physiques appartenant au cercle familial. Le 2° de l’article 773 poursuit en effet en indiquant que « Sont réputées personnes interposées les personnes désignées dans l’article 911, dernier alinéa, du code civil. ». Or, cette disposition du code civil prévoit que sont présumés personnes interposées, jusqu’à preuve contraire, les père et mère, les enfants et descendants, ainsi que l’époux de la personne incapable.

Dans son arrêt, la Cour de cassation leur donne tort et confirme la position de l’administration.

Elle considère en effet que, même si l’article 911 du code civil ne mentionne pas les personnes morales, ces dernières ne sont pas pour autant exclues du champ de l’article 773 du CGI. Par un motif de principe, elle retient ains que « si seules les personnes désignées par [l’article 911 du code civil] sont réputées personnes interposées, le premier [art. 773 du CGI] n’exclut pas qu’une personne morale puisse être considérée comme une personne interposée. »

De manière intéressante, la Cour de cassation ajoute ensuite que l’administration n’était pas tenue de mettre en œuvre la procédure de l’abus de droit fiscal : elle relève, pour parvenir à cette conclusion, que l’administration fiscale ne s’était pas fondée sur le caractère fictif de la dette ou sur le but exclusivement fiscal de l’opération. L’arrêt d’appel retenait, en effet, que le solde débiteur de compte courant en litige ne présentait aucun caractère dissimulé et fictif.


Faits et procédure

1. Selon l’arrêt attaqué (Poitiers, 3 octobre 2023), [N] [R] est décédé le [Date décès 3] 2015, en laissant pour lui succéder ses enfants, Mmes [I] et [M] [R], M. [H] [R], ainsi que ses deux petits-enfants venant par représentation d'[K] [X], prédécédée, Mme [P] [X] et Mme [T] [X].

2. [N] [R] était associé et gérant de la société civile immobilière société de gestion [N] [R] (la société), dont il détenait des parts en usufruit, ses trois enfants, et ses deux petits-enfants, détenant la nue-propriété, ainsi que la pleine propriété du solde. A son décès, son compte courant d’associé au sein de la société présentait un solde débiteur de 422 832 euros, somme que les héritiers ont déclarée au passif de la succession et de l’imposition sur la fortune (ISF) pour l’année 2015.

3. Soutenant que cette somme ne pouvait pas être déduite, l’administration fiscale a proposé à chacun des co-héritiers une rectification des droits de succession et de l’ISF, et a émis, le 2 octobre 2019, un avis de mise en recouvrement (AMR) pour un montant de 81 386 euros en principal et 8 464 euros au titre des intérêts de retard. Après réclamation des héritiers, l’administration fiscale a, par une décision du 16 décembre 2020, fixé les sommes dues à 77 003 euros en principal et 8 008 euros au titre des pénalités.

4. Le 17 février 2021, Mme [I] [R], Mme [M] [R], M. [H] [R], Mme [P] [X] et Mme [T] [X] (les consorts [R]-[X]) ont assigné l’administration fiscale aux fins de dégrèvement de l’intégralité des sommes notifiées et réclamées.

Moyens

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

5. Les consorts [R]-[X] font grief à l’arrêt de rejeter leurs demandes visant à obtenir le dégrèvement des sommes mises en recouvrement à l’encontre de l’indivision successorale [N] [R], alors « qu’il résulte de la doctrine administrative publiée au BOI-ENR-DMTG-10-40-20-20 n°30, qui interprète l’article 773 du code général des impôts, que « sont réputées personnes interposées, dans tous les cas, les père et mère (même naturels), les enfants et descendants (légitimes ou non) et l’époux de l’héritier, donataire ou légataire (Code civ., art. 911) et, seulement en matière de mutation par décès entre époux, les enfants de l’époux survivant issus d’un autre mariage et les personnes dont l’époux gratifié est héritier présomptif », en jugeant néanmoins pour écarter l’application stricte de la doctrine administrative précitée, qu’elle n’exclut pas, par principe, qu’une personne morale puisse être considérée comme une personne interposée, la cour d’appel a violé les instructions figurant dans la doctrine administrative précitée et l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales. »

Motivation

Réponse de la Cour

6. Après avoir relevé que les consorts [R]-[X] se bornaient à faire état d’une doctrine administrative, réputant comme personnes interposées, les père et mère, enfants et descendants légitimes ou non, l’époux de l’héritier, donataire ou légataire, et seulement en matière de mutation par décès entre époux, les enfants de l’époux survivant issus d’un autre mariage et les personnes dont l’époux gratifié est héritier présomptif, l’arrêt retient, qu’à aucun moment, ils ne se prévalent d’une quelconque doctrine administrative excluant, par principe, qu’une personne morale puisse être considérée comme une personne interposée.

7. De ces énonciations et appréciations, d’où il ressort que, dans la doctrine invoquée, l’administration fiscale n’avait pas pris une position formelle consistant à limiter aux seules dettes souscrites envers des personnes présumées interposées la non-déductibilité des dettes souscrites au profit de personnes interposées, au sens de l’article 773, 2°, du code général des impôts, la cour d’appel a exactement déduit qu’aucune doctrine ne pouvait être opposée à l’administration, de nature à exclure qu’une personne morale puisse être considérée comme interposée.

8. Le moyen n’est donc pas fondé.

Moyens

Sur le deuxième moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

9. Les consorts [R]-[X] font le même grief à l’arrêt, alors « qu’il résulte de l’article 773, 2° du code général des impôts que seule une personne physique peut être réputée une personne interposée telle que définie à l’article 911 du code civil selon lequel sont présumées personnes interposées, jusqu’à preuve contraire, les père et mère, les enfants et descendants, ainsi que l’époux de la personne incapable ; qu’en jugeant que si lesdits articles instituent une présomption simple d’interposition à l’égard des personnes qu’ils énumèrent, ils ne prohibent pas que soit retenue comme interposée une autre personne, y compris une personne morale, ne figurant pas dans cette énumération, la cour d’appel a violé les articles 768 et 773, 2° du code général des impôts. »

Motivation

Réponse de la Cour

10. Selon l’article 773, 2°, alinéa 1er, du code général des impôts, dans sa rédaction applicable, ne sont pas déductibles les dettes consenties par le défunt au profit de ses héritiers ou de personnes interposées. Sont réputées personnes interposées les personnes désignées à l’article 911, dernier alinéa, du code civil.

11. Selon l’article 885 D du code général des impôts, alors applicable, ces dispositions sont applicables à l’impôt sur la fortune.

12. Selon l’article 911, dernier alinéa, du code civil, dans sa rédaction applicable, sont présumés personnes interposées, jusqu’à preuve contraire, les père et mère, les enfants et descendants, ainsi que l’époux de la personne incapable.

13. Il en résulte que si seules les personnes désignées par ce dernier texte sont réputées personnes interposées, le premier n’exclut pas qu’une personne morale puisse être considérée comme une personne interposée.

14. Le moyen, qui postule le contraire, n’est donc pas fondé.

Moyens

Sur le deuxième moyen, pris en ses deuxième et troisième branches

Enoncé du moyen

15. Les consorts [R]-[X] font le même grief à l’arrêt, alors :

« 2°/ que l’article 773, 2° du code général des impôts prévoit que les dettes consenties par le défunt au profit de ses héritiers ou de personnes réputées interposées, telles que définies à l’article 911 du code civil, sont présumées fictives et ne peuvent donc pas être déduites de l’actif ; qu’en l’espèce, la dette du défunt au titre de son compte courant débiteur avait été consentie à l’égard de la société civile immobilière Société de gestion [N] [R] et non pas à l’égard des associés sauf à dénier toute existence à cette personne morale, ne pouvait pas se voir opposer l’exclusion de sa déductibilité prévue par l’article 768 du code général des impôts ; qu’en décidant néanmoins que la société civile immobilière Société de gestion [N] [R] devait être considérée comme une société interposée au sens des textes précités par l’entremise de laquelle [N] [R] avait ainsi consenti à ses héritiers une dette d’origine contractuelle, la cour d’appel a violé les articles 768 et 773, 2° du code général des impôts ;

3°/ que s’il ressort du rapport d’activité de la société de gestion [N] [R] que son gérant a indiqué qu’il se reconnaissait redevable envers les associés, il s’agissait nécessairement d’une imprécision juridique grossière dès lors qu’il avait consenti cette dette envers ladite société qui disposait de sa propre personnalité et d’une autonomie de son patrimoine sociale ; qu’en se fondant sur ce rapport et les articles 15, 19 et 20 des statuts pour juger que ces éléments faisaient ressortir que les associés avaient nécessairement consenti à l’utilisation, par le gérant, des fonds ainsi empruntés, de telle sorte que la contrepartie des fonds ainsi empruntés se retrouvait dans l’actif successoral et que la société devait être considérée comme une personne interposée par l’entremise de laquelle [N] [R] a ainsi consenti à ses héritiers qui l’ont acceptée une dette d’origine contractuelle, la cour d’appel a violé les articles 768 et 773, 2° du code général des impôts. »

Motivation

Réponse de la Cour

16. Sous le couvert de griefs non fondés tirés d’une violation de la loi, le moyen ne tend qu’à remettre en cause l’appréciation souveraine de la cour d’appel qui, ayant restitué à la dette son exacte qualification sans dénier toute existence à la personnalité morale de la société en cause, a retenu que cette dette avait été consentie par le défunt à ses héritiers par l’intermédiaire d’une personne interposée, en l’occurrence la société de gestion [N] [R], dont ils étaient tous associés, et en a déduit que l’administration fiscale avait, à juste titre, refusé que soit déduite de l’actif successoral la dette en cause, et procédé aux redressements subséquents au titre des droits de succession et de l’impôt de solidarité sur la fortune.

17. Le moyen n’est donc pas fondé.

Moyens

Sur le troisième moyen

Enoncé du moyen

18. Les consorts [R]-[X] font le même grief à l’arrêt, alors « que l’administration, qui notifie des rectifications relevant par nature de l’abus de droit quand bien même sa proposition de rectification ne vise pas le texte y afférent, met en œuvre implicitement la procédure prévue à l’article L. 64 du livre des procédures fiscales, et doit en conséquence permettre au contribuable de bénéficier des garanties attachées à la mise en œuvre de cette procédure ; qu’en l’espèce, l’administration fiscale a estimé que [N] [R] et ses héritiers ont sciemment mis en place un schéma afin de voir inscrire une dette au passif de la succession sachant qu’avec le démembrement de propriété les parts ne rentreraient pas dans l’actif successoral, de sorte que l’administration a écarté, comme ne lui étant pas opposable, la réalité juridique de la personne morale de la société de gestion [N] [R] et a estimé que M. [R] et ses héritiers ont cherché le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs et que cela n’a été inspiré par aucun autre motif que celui d’atténuer les charges fiscales lié à la succession et qu’ils auraient payé si ces actes n’avaient pas été passés ; qu’en décidant néanmoins que la procédure était régulière, cependant qu’aucune des garanties prévues pour la mise en oeuvre des dispositions de l’article L. 64 n’avait été mise en œuvre, la cour d’appel a violé le texte susvisé. »

Motivation

Réponse de la Cour

19. L’arrêt retient, d’une part, que le solde débiteur de compte courant en litige ne présente aucun caractère dissimulé et fictif, ayant pour contrepartie la réalisation d’investissements personnels du de cujus, de sorte qu’il n’est pas démontré que celui-ci aurait répondu à des préoccupations exclusivement fiscales, d’autre part, que l’administration s’est bornée à déterminer l’exacte assiette des droits, sans invoquer ou démontrer une quelconque simulation, dissimulation ou insincérité du solde débiteur du compte courant d’associé en litige, pour entendre seulement tirer toutes les conséquences de droit de la situation de fait qu’elle avait constatée.

20. De ces constatations et appréciations, faisant ressortir que l’administration fiscale ne s’était pas fondée sur le caractère fictif de la dette ou sur le but exclusivement fiscal de l’opération en cause, la cour d’appel en a déduit à bon droit que celle-ci n’était pas tenue de mettre en œuvre la procédure de l’abus de droit fiscal.

21. Le moyen n’est donc pas fondé.

Dispositif

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;




Nota : La rubrique “En pratique” est conçue pour permettre aux professionnels de la fiscalité d’appréhender rapidement les conséquences pratiques d’un texte afin d’en faciliter la lecture et la mémorisation. De par sa nature, le contenu de cette rubrique peut être réducteur. De plus, elle est rédigée en simultané avec le texte principal et n’est pas mise à jour en fonction de l’évolution des textes, ni de leur interprétation par la jurisprudence ou la doctrine.

Compte tenu de la sensibilité, de la variété des situations, des enjeux et de l’évolution constante de la matière fiscale, il est recommandé aux non-spécialistes de consulter un professionnel, le plus souvent un avocat fiscaliste, pour assurer la sécurité juridique de leurs opérations. La rédaction décline toute responsabilité quant à l’application des mesures présentées dans la rubrique “En pratique”.

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