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Impositions contraires au droit de l’UE : une nouvelle voie contentieuse ouverte

CE, 19 mai 2025, n° 491417, société Groupe Bruxelles Lambert : le Conseil d’Etat accepte pour la première fois de rouvrir la contestation d’impositions définitives, lorsqu’une nouvelle jurisprudence de la CJUE révèle leur invalidité.

Le Conseil d’Etat a rendu, le 19 mai, une décision importante qui ouvre de nouvelles possibilités de contestation des impositions au regard du droit de l’UE.
En l’espèce, la société belge requérante avait demandé le remboursement de la retenue à la source prélevée sur ses dividendes de source française de 1999 à 2005, en se prévalant de sa situation déficitaire. Cette contestation s’était soldée, en 2016, par le rejet de son pourvoi en cassation par le Conseil d’Etat. Les retenues à la source en litige étaient donc devenues définitives deux ans avant que la Cour de justice, par son célèbre arrêt Sofina du 22 novembre 2018, confirme la validité de l’argumentation de la société, en constatant une violation de la liberté de circulation des capitaux.


A la suite de cet arrêt, la société a introduit en 2019 un nouveau recours, en demandant cette fois à l’administration la restitution gracieuse des retenues à la source sur le fondement de l’article R. 211-1 du LPF. Le tribunal administratif de Montreuil lui ayant donné tort, elle s’est pourvue en cassation.
On sait que cette disposition du LPF prévoit une simple faculté, pour l’administration fiscale, de prononcer d’office le dégrèvement ou la restitution d’impositions qui n’étaient pas dues, jusqu’au 31 décembre de la quatrième année suivant celle au cours de laquelle le délai de réclamation a pris fin (ou, en cas d’instance devant les tribunaux, celle au cours de laquelle la décision intervenue a été notifiée).


Si cet article R. 211-1 ne crée en principe aucune obligation de restitution à la charge de l’administration, le Conseil d’Etat, tirant les conséquences de la jurisprudence de la CJUE, affirme pour la première fois qu’elle fait obligation de restituer les impositions définitives contraires au droit de l’UE.
En effet, par deux arrêts Kühne & Heitz NV (13 janvier 2004, C 453/00) et Kempter c. / Hauptzollamt Hamburg-Jonas (12 février 2008, C-2/06), la CJUE a jugé que le principe de coopération loyale prévue par le traité sur l’UE impose à l’administration « de réexaminer une décision administrative définitive afin de tenir compte de l’interprétation de la disposition pertinente retenue entre-temps par la Cour » sous plusieurs conditions, notamment lorsqu’elle dispose du pouvoir de revenir sur cette décision.


Le Conseil d’Etat en déduit, de manière inédite, que « lorsque le rejet d’une réclamation relative à l’impôt est devenu définitif en conséquence d’une décision juridictionnelle rendue en dernier ressort qui s’avère, au vu d’une jurisprudence de la Cour postérieure, fondée sur une interprétation erronée du droit de l’Union et que le contribuable intéressé, après avoir pris connaissance de cette jurisprudence, a demandé à l’administration fiscale le réexamen de sa situation, celle-ci est tenue de faire usage du pouvoir conféré par les dispositions de l’article R. 211-1 du livre des procédures fiscales, dans le délai qu’elles prévoient, afin de tenir compte de l’interprétation de la disposition pertinente retenue entre-temps par la Cour ».
Ainsi, dans un tel cas, il considère que la décision prise par l’administration n’a plus un caractère gracieux, ce qui implique notamment que les dégrèvements ou restitutions prononcés doivent donner lieu au paiement d’intérêts moratoires.


Enfin, il précise que, si l’administration refuse de restituer une imposition définitive dont la contrariété au droit de l’UE a été révélée, ce refus peut être contesté devant le TA puis la CAA.
Sur cette base, le Conseil d’Etat juge que la société belge requérante est en droit de contester le refus opposé par le tribunal administratif de Montreuil devant la CAA de Paris.

1. Il ressort des pièces des dossiers soumis aux juges du fond que la société de droit belge Groupe Bruxelles Lambert a demandé le remboursement de la retenue à la source qui avait été prélevée, en application des dispositions du 2 de l’article 119 bis du code général des impôts combinées avec les stipulations de la convention fiscale du 10 mars 1964 conclue entre la France et la Belgique, sur des dividendes qu’elle avait perçus d’une société française de 1999 à 2005. Après le rejet de sa réclamation par l’administration fiscale, la société requérante a porté le litige devant le tribunal administratif de Montreuil, qui a rejeté sa demande, puis devant la cour administrative d’appel de Paris, par un arrêt du 21 mars 2012, qui a rejeté ses conclusions d’appel. Par une décision n° 361179 du 10 février 2016, le Conseil d’Etat, statuant au contentieux a rejeté le pourvoi en cassation formé par la société Groupe Bruxelles Lambert contre cet arrêt.

2. Toutefois, par un arrêt du 22 novembre 2018, Société Sofina et autres (aff. C-575/17), rendu sur renvoi préjudiciel du Conseil d’Etat, la Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que les articles 63 et 65 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre en vertu de laquelle les dividendes distribués par une société résidente font l’objet d’une retenue à la source lorsqu’ils sont perçus par une société non-résidente, alors que, lorsqu’ils sont perçus par une société résidente, leur imposition selon le régime de droit commun de l’impôt sur les sociétés ne se réalise à la fin de l’exercice au cours duquel ils ont été perçus qu’à la condition que le résultat de cette société ait été bénéficiaire durant cet exercice, une telle imposition pouvant, le cas échéant, ne jamais intervenir si ladite société cesse ses activités sans avoir atteint un résultat bénéficiaire depuis la perception de ces dividendes. A la suite de cette décision, la société requérante a demandé à l’administration fiscale, le 2 octobre 2019, de faire usage de la faculté qu’elle tient des dispositions de l’article R. 211-1 du livre des procédures fiscales pour lui restituer les retenues à la source ayant fait l’objet du litige exposé au point 1, devant être regardées comme contraires au droit de l’Union. En l’absence de réponse de l’administration fiscale, la société requérante a porté le litige devant le tribunal administratif de Montreuil. Par le jugement du 4 octobre 2023 dont elle demande l’annulation, ce tribunal a rejeté sa demande.

3. D’une part, aux termes du premier alinéa de l’article L. 208 du livre des procédures fiscales, dans sa réaction applicable au litige :  » Quand l’Etat est condamné à un dégrèvement d’impôt par un tribunal ou quand un dégrèvement est prononcé par l’administration à la suite d’une réclamation tendant à la réparation d’une erreur commise dans l’assiette ou le calcul des impositions, les sommes déjà perçues sont remboursées au contribuable et donnent lieu au paiement d’intérêts moratoires dont le taux est celui de l’intérêt de retard prévu à l’article 1727 du code général des impôts. Les intérêts courent du jour du paiement. Ils ne sont pas capitalisés « . Aux termes de l’article R. 211-1 du même livre :  » La direction générale des finances publiques (…) peut prononcer d’office le dégrèvement ou la restitution d’impositions qui n’étaient pas dues, jusqu’au 31 décembre de la quatrième année suivant celle au cours de laquelle le délai de réclamation a pris fin, ou, en cas d’instance devant les tribunaux, celle au cours de laquelle la décision intervenue a été notifiée (…) « . Par ailleurs, aux termes de l’article R. 811-1 du code de justice administrative :  » Toute partie présente dans une instance devant le tribunal administratif ou qui y a été régulièrement appelée, alors même qu’elle n’aurait produit aucune défense, peut interjeter appel contre toute décision juridictionnelle rendue dans cette instance. / Toutefois, le tribunal administratif statue en premier et dernier ressort : / (…) / 4° Sur les litiges relatifs aux impôts locaux et à la contribution à l’audiovisuel public, à l’exception des litiges relatifs à la contribution économique territoriale ; / 5° Sur les requêtes contestant les décisions prises en matière fiscale sur des demandes de remise gracieuse ; (…) « .

4. D’autre part, par arrêt du 13 janvier 2004, Kühne et Heitz NV (aff. C-453/00), la Cour de justice des communautés européennes a dit pour droit que le principe de coopération loyale, aujourd’hui énoncé par le paragraphe 3 de l’article 4 du traité sur l’Union européenne,  » impose à un organe administratif, saisi d’une demande en ce sens, de réexaminer une décision administrative définitive afin de tenir compte de l’interprétation de la disposition pertinente retenue entre-temps par la Cour lorsque / – il dispose, selon le droit national, du pouvoir de revenir sur cette décision ; / – la décision en cause est devenue définitive en conséquence d’un arrêt d’une juridiction nationale statuant en dernier ressort ; / – ledit arrêt est, au vu d’une jurisprudence de la Cour postérieure à celui-ci, fondé sur une interprétation erronée du droit communautaire adoptée sans que la Cour ait été saisie à titre préjudiciel (…) et / – l’intéressé s’est adressé à l’organe administratif immédiatement après avoir pris connaissance de ladite jurisprudence « . Par arrêt du 12 février 2008, Kempter c. / Hauptzollamt Hamburg-Jonas (aff. C-2/06), la Cour de justice a dit pour droit que  » le droit communautaire n’impose aucune limite dans le temps pour introduire une demande visant au réexamen d’une décision administrative devenue définitive. Les États membres restent néanmoins libres de fixer des délais de recours raisonnables, en conformité avec les principes communautaires d’effectivité et d’équivalence « .

5. La décision de l’administration fiscale de faire usage du pouvoir que lui confèrent les dispositions de l’article R. 211-1 du livre des procédures fiscales, citées au point 3, revêt en principe un caractère purement gracieux, ce dont il résulte que le refus d’accorder un dégrèvement sur ce fondement est insusceptible de recours et qu’un recours pour excès de pouvoir formé par un contribuable à l’encontre de la décision implicite par laquelle l’administration a refusé de mettre en oeuvre cette faculté est irrecevable.

6. Toutefois, il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, citée au point 4, que lorsque le rejet d’une réclamation relative à l’impôt est devenu définitif en conséquence d’une décision juridictionnelle rendue en dernier ressort qui s’avère, au vu d’une jurisprudence de la Cour postérieure, fondée sur une interprétation erronée du droit de l’Union et que le contribuable intéressé, après avoir pris connaissance de cette jurisprudence, a demandé à l’administration fiscale le réexamen de sa situation, celle-ci est tenue de faire usage du pouvoir conféré par les dispositions de l’article R. 211-1 du livre des procédures fiscales, dans le délai qu’elles prévoient, afin de tenir compte de l’interprétation de la disposition pertinente retenue entre-temps par la Cour. Il s’ensuit que, dans un tel cas, la décision prise par l’administration ne peut être regardée comme revêtant un caractère gracieux et que les dégrèvements ou restitutions prononcés dans de telles circonstances doivent donner lieu au paiement des intérêts moratoires prévus à l’article L. 208 du livre des procédures fiscales cité au point 3. Il en résulte que le refus de procéder, dans un tel cas, au réexamen de la situation du contribuable et, le cas échéant, de verser les intérêts moratoires est susceptible de recours devant la juridiction administrative. Il en résulte également qu’un tel litige n’est pas au nombre de ceux sur lesquels le tribunal administratif statue, en vertu de l’article R. 811-1 du code de justice administrative, en dernier ressort.

Sur la compétence du Conseil d’Etat :

7. Il ressort des énonciations de l’arrêt définitif de la cour administrative d’appel de Paris du 21 mars 2012 mentionné au point 1 que les conclusions tendant à la restitution des retenues à la source acquittées par la société Groupe Bruxelles Lambert au titre des années 2003 à 2005 ont été rejetées sur la base d’une interprétation erronée du droit de l’Union, révélée par l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 22 novembre 2018 Société Sofina et autres, et que la société a demandé à l’administration fiscale, le 2 octobre 2019, de faire usage de la faculté conférée par les dispositions de l’article R. 211-1 du livre des procédures fiscales pour lui restituer ces retenues à la source. Il résulte de ce qui a été dit au point 6 que la requête de la société Groupe Bruxelles Lambert dirigée contre le jugement du
4 octobre 2023 rendu en première instance par le tribunal administratif de Montreuil en tant qu’il statue sur les retenues à la source pour ces années 2003 à 2005 présente le caractère, non d’un pourvoi en cassation, mais d’un appel, qui ressortit à la compétence de la cour administrative d’appel de Paris. Il y a lieu, par suite, d’attribuer le jugement de ces conclusions à cette cour.

8. En revanche, les conclusions tendant à la restitution des retenues à la source au titre des années 1999 à 2002 ont été rejetées comme irrecevables par la cour administrative d’appel de Paris dans son arrêt du 21 mars 2012 aux motifs, d’une part, que la réclamation préalable présentée le 26 septembre 2005 au titre des années 1999 à 2001 par la société Groupe Bruxelles Lambert était tardive et que, d’autre part, la date de versement de la retenue à la source dont la restitution était demandée au titre de l’année 2002 n’était pas établie. Par suite, il résulte de ce qui a été dit aux points 5 et 6 que la demande présentée le 2 octobre 2019 par la société tendant au dégrèvement des retenues à la source au titre de ces années 1999 à 2002 sur le fondement de l’article R. 211-1 du livre des procédures fiscales relevait de la matière gracieuse, ce dont il résulte qu’en application du 5° de l’article R. 811-1 du code de justice administrative, il appartient au Conseil d’Etat de se prononcer sur les conclusions tendant à l’annulation du jugement du 4 octobre 2023 du tribunal administratif de Montreuil en tant qu’il statue sur les retenues à la source au titre de ces années.

Sur le pourvoi en cassation relatif aux années 1999 à 2002 :

9. Il résulte de ce qui a été dit aux points 5 et 6 ainsi qu’au point 8 que le tribunal administratif de Montreuil n’a pas commis d’erreur de droit ni dénaturé les pièces du dossier en jugeant que les conclusions de la société requérante tendant à l’annulation du refus de l’administration fiscale de lui accorder la restitution des retenues à la source au titre des années 1999 à 2002 sur le fondement de l’article R. 211-1 du livre des procédures fiscales étaient irrecevables eu égard au caractère gracieux, pour ces années, de sa demande présentée le
2 octobre 2019. Il en résulte également que le tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant, pour le même motif, que cette irrecevabilité ne méconnaissait ni le principe du droit au recours effectif ni les principes d’effectivité et de primauté du droit de l’Union.

Nota : La rubrique “En pratique” est conçue pour permettre aux professionnels de la fiscalité d’appréhender rapidement les conséquences pratiques d’un texte afin d’en faciliter la lecture et la mémorisation. De par sa nature, le contenu de cette rubrique peut être réducteur. De plus, elle est rédigée en simultané avec le texte principal et n’est pas mise à jour en fonction de l’évolution des textes, ni de leur interprétation par la jurisprudence ou la doctrine.

Compte tenu de la sensibilité, de la variété des situations, des enjeux et de l’évolution constante de la matière fiscale, il est recommandé aux non-spécialistes de consulter un professionnel, le plus souvent un avocat fiscaliste, pour assurer la sécurité juridique de leurs opérations. La rédaction décline toute responsabilité quant à l’application des mesures présentées dans la rubrique “En pratique”.

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